Ajout Novembre 2016//
Je viens d’apprendre le décès de Marie Sèbe après une maladie rapide et brutale. Elle était porteuse d’une humilité réelle dans l’expression de son engagement, d’une ouverture au monde réjouissante. J’ai eu, grâce à un ami commun, une grande chance de la rencontrer, de pouvoir l’interviewer. Au cours de notre entretien, un déjeuner de printemps, chaleureux et animé, elle m’a demandé à plusieurs reprises ce que je trouvais de si intéressant dans ce qu’elle racontait. Et c’est ça qui était inspirant chez elle. La simplicité et la bienveillance avec laquelle elle vivait en acte son engagement. Elle était dans ce qu’elle faisait, dans un grand respect des personnes.
Marie Sèbe est bénévole au Club Informatique Pénitentiaire (CLIP), association nationale qui intervient en milieu pénitentiaire pour initier, former et accompagner les personnes détenues aux usages du numérique. Animée par des équipes de bénévoles et profitant de l’appui régulier d’étudiants, le CLIP intervient dans une cinquantaine d’établissements pénitentiaires sur le territoire métropolitain. Depuis 1985, le CLIP propose des formations centrées sur la bureautique, avec un effort important fourni pour suivre le développement des usages numériques. Notamment avec le déploiement d’un « simulateur Internet » dans certains établissements, ceci afin de respecter les contraintes de sécurité liées à l’environnement carcéral.
Marie, jeune retraitée, intervient auprès des femmes de la maison d’arrêt de Corbas, dans cette nouvelle structure de 690 places situé dans l’agglomération lyonnaise, prévue pour 60 femmes. Elle intervient une fois par semaine (en lien avec deux autres bénévoles), en matinée, dans le cadre de stages suivis par des femmes détenues, qui s’engagent pour une durée de six semaines, à raison de 4 demies-journées par semaine.
Marie, par ailleurs est active au sein de l’association Agir ABCD, qui la mène pour des missions d’appui à l’étranger. Elle est ainsi allée en Éthiopie et prochainement sera en Nouvelle Calédonie.
Marie, hors les murs.
Comment s’organise l’activité au sein de la prison ?
Un stage est construit sur une durée de six semaines, il rassemble au maximum six femmes, chacune sur son ordinateur, quatre fois par semaine, à raison à chaque fois d’une séquence de trois heures. Le stage porte sur une acquisition de savoir-faire bureautique, avec un travail sur des outils de traitement de texte ou de tableur. L’orientation donnée est de préparer au « test de Validation des Acquis » des fonctions de base du traitement de texte ou du tableur sur OpenOffice.org, validé par l’AFPA. L’attestation de réussite de ce test peut être valorisée sur leur CV. Certaines femmes sont amenées à faire plusieurs fois le stage pour réussir ou prolongent pour valider d’autres compétences. Certaines sessions ne rassemblent pas 6 personnes et les ateliers ne sont pas toujours complets car, certaines femmes, une fois volontaires changent d’avis, voient leur situation changer, comme par exemple voient leur demande de travail acceptée. Cela fait partie des aléas des activités menées en prison.
Nous travaillons à partir d’une méthode qui permet d’individualiser le travail et facilite l’avancée en autonomie de chacune, à son rythme, tout en prenant en compte le fait que les avancées des unes et des autres sont très diverses. Nous travaillons aujourd’hui sur des logiciels libres, autant que possible.
Quelle est votre ambition à travers cette activité ?
Notre ambition, c’est qu’à travers cette activé, rompant leur isolement, elles acquièrent des compétences, selon leurs possibilités, de la découverte du clavier à des choses beaucoup plus avancées, dans l’espoir d’améliorer leurs perspectives d’insertion sociale et professionnelle.
Avant nous voyions arriver beaucoup de femmes qui ne connaissaient « vraiment rien » à l’informatique, aujourd’hui certaines ont déjà des usages et des pratiques avancées. Pour moi, il est cependant essentiel de prendre en compte celles qui sont les plus en difficultés. Le certificat final n’est pas toujours, à mes yeux, le plus important. Certaines femmes, compte tenu de leurs difficultés peuvent être bien « en deçà » dans leurs pratiques mais en même temps, elles apprennent aussi, à leur niveau. Et pour moi, c’est important de les prendre en compte. Cependant l’obtention du certificat est une réelle valorisation personnelle pour le plupart des stagiaires, souvent marquées par des échecs. La préparation aux tests est aussi bien spécifiée dans la convention signée entre le CLIP et l’Administration Pénitentiaire.
Quelle est la motivation des personnes qui viennent dans les stages ?
Les femmes viennent pour apprendre des choses et compléter leurs connaissances, mais c’est aussi l’occasion pour elles de sortir de leur cellule, de rencontrer d’autres personnes. En général dans les ateliers il y a une bonne ambiance, même si nous ne sommes pas à l’abri de conflits.
Pour un certain nombre de femmes l’attestation de stage est importante, cela peut représenter un « bénéfice » dans leur vie de détenue. Par exemple, cela peut appuyer une demande de remise de peine. Cela peut contribuer à prouver leur volonté de s’engager dans un projet.
Pour certaines femmes cela peut être vraiment compliqué de tenir les choses dans la durée : elles rencontrent des problèmes de santé, vont avoir des difficultés de concentration liées à des prises de médicaments, ne vont « pas être bien ». En prison, il y a vraiment d’énormes problèmes de santé, y compris mentale !
Comment vous positionnez-vous ?
Je suis surtout dans une position d’écoute. Les femmes sont souvent en interrogation autour de choses pratiques, sont en demande d’échanges autour de sujets très différents. Il m’est arrivé d’échanger autour du Qi Gong, du tai-chi, autant que de répondre à des questions pratiques sur des itinéraires, sur des formulations pour des courriers – nous parlons de la vie, de leurs enfants, c’est très varié.
Mais en même temps, je ne juge pas et ne prends pas parti, je suis attentive à ne pas me départir d’une neutralité bienveillante qui est très importante à mes yeux.
Quels sont les usages, les projets que les femmes ont autour du numérique ?
C’est très variable. Certaines femmes sont dans des projets de formation par correspondance, par exemple des BTS. D’autres sont vraiment dans une approche de découverte et sont très contentes de tout ce qu’elles sont amenées à faire.
Souvent à travers cette formation, des femmes se rendent compte qu’elles sont capables d’apprendre, qu’elles peuvent oser, là où avant d’autres faisaient pour elles. Elles le découvrent, et nous en même temps qu’elles.
Après ce qu’il faut accepter c’est qu’une fois parties, on ne les voit plus, on ne sait plus rien de ce qu’elles deviennent. A la fin d’une séance, on n’est jamais sûr de qui sera là ou non la semaine suivante ! Parfois cela peut-être frustrant de ne pas revoir une femme qui avait bien commencé et qui est libérée ou transférée ou partie en « atelier » ou simplement qui refuse.
Dans le déroulé de l’atelier, comment les choses s’organisent-elles ?
Cela va vraiment dépendre de si le groupe est complet, de si toutes les femmes sont là. Si six femmes sont là et que toutes sont en demande d’un appui individuel, cela devient très prenant !
Comme nous sommes 3 formateurs à nous relayer, c’est intéressant, car chacun a sa personnalité, aborde les choses à sa façon, les détenues apprécient beaucoup cette diversité. Car en même temps nous communiquons entre nous pour qu’il y ait un suivi d’une séance à l’autre.
Comment vous en êtes arrivée à cet engagement bénévole ?
J’étais enseignante en sciences physiques et informatique dans l’enseignement privé, j’ai vadrouillé entre Paris, Lyon, la Turquie. Depuis 2004, je suis à la retraite de l’Éducation Nationale A AgirABCD, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a parlé du CLIP et cela m’a intéressé. A vingt ans, j’avais donné des cours par correspondance avec une association qui intervenait en prison, Auxilia.
J’ai vraiment aimé mon métier d’enseignante mais je crois que j’avais envie d’autre chose. Avec le CLIP je me suis retrouvée avec des personnes :
- adultes
- qui étaient volontaires et motivées
Et pour moi c’était important de travailler sur l’accès pour tous à l’informatique.
Qu’est ce qui vous aide à tenir votre position auprès des détenues ?
Il y a un certain temps, on a fait des « analyses de la pratique » avec un psychologue, j’ai trouvé cela vraiment très bien.
Pour moi c’est important de ne pas savoir pourquoi les femmes sont là, ce qu’elles ont fait. Même si par bribes on apprend certaines choses, que l’on découvre qu’elles ont pu tuer un mari, un enfant, pour moi il est essentiel de ne pas leur mettre d’étiquette, de les prendre en tant que personne, comme elles sont.
En fait cela peut être plus compliqué de se retrouver dans un atelier seule avec une détenue, car elle va raconter plus de choses, et je ne saurai pas forcément quoi en faire !
Et puis l’aide qu’elles s’apportent les unes aux autres est importante, cela crée une dynamique de groupe, cela génère une autre ambiance.
Je me rends compte qu’une fois par semaine me suffit, que je suis alors vraiment disponible.
Pour les détenues, c’est important cette posture de bénévoles que nous avons. Au début cela peut être difficile pour elles de concevoir que nous faisons cela sans être rémunérés et cela crée une autre relation que celles qu’elles ont avec les « professionnels ». Nous sommes là « pour elles ».
En fait nous ne souhaitons pas « prendre la place » de qui que ce soit – mais il n’y a pas les budgets en prison pour ce genre d’activités.
Qu’apprenez-vous à travers cette activité ?
En prison j’apprends beaucoup sur la vie, que les circonstances font que l’on s’y retrouve, ou non, qu’il n’y a pas de ligne de partage nette. J’ai rencontré des femmes étonnantes qui ont fait évolué ma vision du monde. Et cela m’a, je crois, profondément ouvert l’esprit.
J’ai aussi confirmé l’idée que nous sommes tous capables d’apprentissage et qu’il ne faut jamais en désespérer. Pour certaines femmes au départ on a l’impression que cela sera vraiment difficile d’apprendre quoi que ce soit – et puis, petit à petit, on va les voir plus à l’aise, progresser. C’est important à la fois de prendre le temps nécessaire et de ne pas laisser tomber ! C’est aussi satisfaisant de les voir réussir.
Qu’est ce qui est dur à vivre dans les ateliers en prison ?
C’est ce passage dans un « autre monde » – a ma première « ressortie », j’étais contente de retrouver l’air libre! Et puis je me suis habituée aux grilles, au bruit des clés, petit à petit.
En même temps quand on travaille, on oublie où on est !
Dans un autre registre, ce qui peut être dur, c’est que nous nous retrouvons démunis face à certaines des difficultés que rencontrent les personnes : problèmes de mémorisation, situation d’illettrisme, … Je n’ai pas toujours le savoir-faire, qui est très loin de la technique informatique, qui me permettrait de trouver les solutions pédagogiques adaptées aux personnes.
Pour moi c’est important de ne pas être seule face à la prison, de pouvoir rencontrer des bénévoles du CLIP et d’autres activités, de réfléchir ensemble.
Quelles sont, pour vous, les qualités nécessaires pour intervenir en prison ?
La patience et la disponibilité, toujours. Et puis être avec l’autre, sans jugement, à l’écoute. En dehors d’une compétence de base des outils bureautiques, je pense aussi qu’il faut une vraie souplesse : il n’y a pas toujours une seule bonne façon de faire et d’arriver à un même résultat. Il est nécessaire de s’adapter aux connaissances de chaque stagiaire.
Et je crois qu’il faut vraiment avoir envie et être prêt à entrer en prison, chacun avec ses raisons. Certains y sont allés avec hésitation, ne sachant s’ils seraient capables et sont restés.
Marie nous a quittés après une année de souffrances terribles.
Tous ceux qui l’ont connue, notamment ses collègues du CLIP, gardent d’elle un souvenir lumineux.